Accueil A la une Rencontre avec la Palestinienne Adania Shibli, invitée de la 38e édition de la FILT : «La littérature, pour moi, est le seul lieu qui accepte le silence»

Rencontre avec la Palestinienne Adania Shibli, invitée de la 38e édition de la FILT : «La littérature, pour moi, est le seul lieu qui accepte le silence»

 

«La langue chez nous cache souvent plutôt qu’elle n’articule, gardant entre son silence des possibilités infinies qui ne se soucient pas de l’expression. La langue peut être attaquée, abusée, mais elle continue à offrir la liberté ultime d’être et d’aimer à laquelle on n’a pas accès dans la réalité», note-t-elle.

Invitée à la 38e édition de la Foire internationale du livre qui s’est tenue du 18 au 28 avril 2024, la romancière et essayiste palestinienne Adania Shibli a rencontré le public tunisien le dernier jour de la Filt. Une occasion de discuter autour de son œuvre, de son rapport à la langue arabe, à son pays et aussi de son dernier roman «Tafsil Thanawi» («Un détail mineur»).

Née en 1974 en Palestine, Adania Shibli vit et travaille à Berlin et à El Qods (Jérusalem). Elle incarne une génération d’écrivains et d’artistes palestiniens qui revendiquent un engagement politique autant qu’esthétique. Docteur en «Media et cultural studies» de l’université de Londres et professeur associée à l’université de Beir Zeit ainsi qu’à l’université de Nottingham, elle parle six langues —l’arabe, le français, l’anglais, l’hébreu, le coréen et l’allemand—, mais écrit uniquement en arabe, «parce que cette langue est un précieux cadeau dont on nous a gratifié, une langue riche et fertile qui ne cède pas à la paresse intellectuelle», a-t-elle affirmé lors de cette rencontre modérée par Olfa Oueslati.

Avant d’entrer à l’école, Adania Shibli avait appris à lire et à écrire l’arabe auprès d’une sœur et l’anglais auprès d’une autre. À l’université, elle écrivait des textes et les soumettait à des revues de Palestine. Au début de la vingtaine, un article qu’elle a écrit a attiré l’attention du légendaire poète Mahmoud Darwish, qui l’a convoquée dans son bureau et lui a demandé d’écrire un texte de quatre pages. Elle l’a fait, puis il l’a encouragée à en faire plus : c’est ainsi qu’est né son roman «Reflets sur un mur blanc».

Son nom a été mis sur le devant de la scène après les événements du 7 octobre, suite à sa censure par l’association Litprom (en partie financée par le gouvernement allemand et la Foire de Francfort) qui avait renoncé à lui remettre le prix «LiBeraturpreis» lors de l’édition 2023 de la Foire du livre de Francfort, pour son livre « Un détail mineur ». Une décision qui avait suscité l’indignation de certaines personnalités du monde des lettres qui avaient signé une lettre ouverte pour la soutenir. Pas moins de trois prix Nobel de littérature —Olga Tokarczuk, Abulrazak Gurnah et Annie Ernaux— ont apposé leur signature à côté de celles de plus de 600 écrivains et éditeurs du monde entier, pour dénoncer cette décision.

Pourtant nous dit-elle : «J’ai vécu toute cette affaire autour de la décision de la foire de Francfort comme une distraction de la vraie douleur, pas plus. Les consécrations individuelles importent peu devant ce qui atteint le collectif, devant ce que l’on peut apporter aux autres».

«Un détail mineur» est basé sur des faits réels autour du viol et du meurtre d’une jeune bédouine palestinienne de Naqab par des soldats israéliens durant la Nakba en août 1949. Le récit s’articule en deux temps nettement marqués. La première moitié relate le déroulement du crime avec une objectivité quasi chirurgicale. Elle met en scène un officier israélien anonyme, et sa victime, comme lui jamais nommée. La seconde partie est narrée à la première personne par une Palestinienne d’aujourd’hui, obsédée par un «détail mineur» de l’incident: le fait qu’il se soit produit vingt-cinq ans jour pour jour avant sa naissance. Bravant les obstacles imposés par l’occupant, elle parvient à se rendre dans le Naqab dans l’espoir d’exhumer le récit occulté de la victime…

Mûri douze ans durant, ce roman décapant dénonce en peu de pages le viol comme une banale arme de guerre, et aborde subtilement le jeu de la mémoire et de l’oubli.

A propos de la censure littéraire dans les territoires occupés, Shibli affirme qu’«en Palestine, l’interdiction par l’occupation israélienne de la parution et de la circulations des livres a fait naître en nous une prise de conscience de leur importance, de leur pouvoir. Et les gens ont toujours trouvé un moyen de contourner la censure par exemple en photocopiant et en distribuant ces livres interdits».

Les Palestinien.ne.s ont un lien particulier aussi avec la langue, souligne-t-elle, une langue que l’on veut invisibilser et effacer, une langue qui nous fait défaut, qui nous échappe…Comment écrire ce qu’on n’entend pas? Cela commence par la suppression de «certains mots», dit Shibli, «le plus immédiat est “Palestine”, les noms de lieux que nous exprimons en arabe mais ne sont jamais présents sur les panneaux routiers ou sur les cartes, le silence de tous ceux qui nous entourent…»

«Enfants à l’occasion des fêtes, on insistait à chaque fois pour avoir de nouveaux Atlas rien que pour vérifier si le nom de la Palestine y figure ou pas», raconte-t-elle. Et d’ajouter : «L’interdiction de la production de récits palestiniens et les violences israéliennes ont créé une peur de l’utilisation de notre langue, qu’on est oublié de taire pour pouvoir vivre…».

On comprend que la langue devient alors un instrument et une sorte de cage et que le langage doit être à chaque fois pansé et cicatrisé dans la douleur. L’autrice nous parle aussi de la bêtise de cet occupant qui n’interdit que les propos politiques au premier degré. Elle cite l’exemple de Samira Azzam qui n’était pas interdite car elle écrivait sur la vie ordinaire de la Palestine d’avant la première Nakba. «Pourtant, ses écrits ont fait naître chez les générations d’après-1948 une prise de conscience de leur histoire et de l’existence de leur pays».

«Pourquoi écrire», lui demande une des présentes: «Chez moi cela prend naissance de mon rapport à la langue. Une langue que je considère comme l’être le moins nocif de ce monde, un être qui nous veut du bien, qui est très généreux».

Effacer des noms palestiniens est un acte d’une grande violence qui engendre des traumatismes, surtout quand il s’agit de ceux de personnes, car en Palestine dans les incommensurables listes non exhaustives de victimes tuées ou portées disparues depuis l’occupation jusqu’à nos jours, plusieurs sont oubliées et non citées, aussi par respect et en hommage à ces personnes, Adania Shibli a choisi de taire les noms dans ses récits. «La littérature, pour moi, est le seul lieu qui accepte le silence», note-t-elle.

Cette attitude envers le langage est aussi l’une des raisons pour lesquelles, en 25 ans d’écriture, elle n’a publié que trois courts romans : «Reflets sur un mur blanc» (2004), «Nous sommes tous à égale distance de l’amour» (2014) et «Un détail mineur», des livres qui évoquent la vie intérieure de personnages contre lesquels le langage a été utilisé comme une arme.

«La langue chez nous cache souvent plutôt qu’elle n’articule, gardant entre son silence des possibilités infinies qui ne se soucient pas de l’expression. La langue peut être attaquée, abusée, mais elle continue à offrir la liberté ultime d’être et d’aimer à laquelle on n’a pas accès dans la réalité», note-t-elle.

Sur la différence entre la littérature de la diaspora et celle de l’interieur, Shibli affirme qu’il s’agit d’une mosaïque dont toutes les pièces sont indispensables et qu’à l’image d’un corps morcelé, la littérature palestinienne cherche une main pour relier ses différentes pièces. «Nous avons besoin de support qui réunit les différentes expériences. C’est le cas de la Revue 28 basée à Gaza et qui nous permet de communiquer entre nous», ajoute-t-elle.

En parlant de littérature palestinienne, elle nous renvoie vers un texte d’un des rédacteurs de cette revue, Mohamed Zakzouk, qui se trouve à Gaza et qui vit donc les atrocités qui y sont encore commises par l’occupation israélienne depuis le 7 octobre 2023. Elle nous lit un extrait de ce texte intitulé «Aktob likay la atawahech» (J’écris pour ne pas devenir sauvage) qui évoque entre autres le drame de l’utilisation du livre comme combustible.

Sur la part importante qu’elle accorde à la nature et à sa description minutieuse dans ses écrits, la romancière nous dit qu’elle a grandi au milieu des champs dans une ferme où elle a travaillé depuis l’âge de 4 ans. «Au-delà du simple rapport d’intérêt, en Palestine, on a appris à aimer nos terres et à y prendre soin et la nature nous le rend bien».

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